« Schizomètres » de Marco Decorpeliada
Les ponts entre les artistes de l’art brut et les scientifiques restent ténus. Chacun reste dans son monde ou son laboratoire.
Quoique.
Des artistes de l’art brut peuvent titiller certains scientifiques avec une œuvre énigmatique. Des étudiants ingénieurs de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), adeptes de la méthodologie scientifique structurée, peuvent aussi, en étudiant l’art Brut, chercher des connexions entre cet art autodidacte et leurs études techniques.
« Schizomètres » de Marco Decorpeliada est une série d’œuvres singulières visibles actuellement à Mons.
Les nombres, mesures, unités de toutes sciences symbolisent l’univers rationnel.
Or, après sa visite de l’exposition, le visiteur interpellé ne pourra que s’interroger sur certaines balises de la science.
Fils d’un géomètre italien, Marco Decorpeliada (1947- 2006) est, après le décès de ses parents, entraîné dans un parcours psychiatrique qu’il cherchera toujours à définir. Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM, abréviation anglaise, est alors l’outil de référence établi par la Société américaine de psychiatrie et définit des catégories de critères diagnostiques pour les pathologies mentales. Ce système international de classification des troubles mentaux DSM4 fut souvent appliqué à Marco Decorpeliada pour lui établir des diagnostics très variables. Son identité s’est trouvée réduite à ces termes divers qu’on lui assénait. Il a donc cherché à déjouer ce système de numérotation, en poussant la logique jusqu’à ses extrémités.
A un moment donné, Marco Decorpeliada établit une correspondance entre les codes attribués aux troubles mentaux dans le DSM et les codes des produits surgelés du catalogue Picard. De là va naître le schizomètre. Marco Decorpeliada va continuer à y connecter d’autres classifications, celle de Dewey pour l’ensemble des savoirs scientifiques, la liste des œuvres BWV de Bach, celle des citations latines, celle des mille et une nuits, etc…
Il poursuit ce travail avec une suprême rigueur dans sa logique, détectant des lacunes ou des éléments manquants dans les listes. Les remarques de son médecin à ce propos le fâchent comme le montre cet email de 2004; Marco recherche une correspondance parfaite entre toutes les numérotations.
«L’art est malgré tout ordonné par une sorte d’obsession, le travail en série pour obtenir la perfection, ou plus justement la recherche constante de la perfection pour l’artiste. Il existe donc, de la même manière qu’en science, une sorte d’ordre dans la recherche» note avec à propos une étudiante de l’EPFL, Marine Wyssbrod, dans sa note De l’Art à la Science- Réciproque .
Sans que ces schizomètres de Marco Decorpeliada présentés à Mons n’aient pu jouer un rôle perturbateur chez les psychiatres, on constate que les lacunes ou classifications scientifiques arbitraires du DSM font l’objet de nombreuses critiques.
Les artistes de l’art brut nous «déconditionnent», nous aident à franchir d’artificielles ou d’absurdes limites, changent nos perceptions.
Remettre en question des cadres qui nous sont imposés pour les définir à nouveau, oser s’ouvrir à l’irrationnel, à ce qui ne nous semble pas actuellement cohérent, peut être source de nouvelles démarches créatives.
« Dans le ciel, passe une volée de canards, le cou raide tendu vers l’avant.
Je compte. Il y en a cinq. Le chiffre cinq se met à exister devant moi.
Les nombres ont-ils un mode d’existence en dehors de la tête de celui qui les pense ? »
Hubert Reeves, astrophysicien, dans son journal « L’espace prend la forme de mon regard »