Habituellement, on considère que l’autonomie relève de la sphère propre de chaque l’individu. Mais dès qu’apparaît un balbutiement de dépendance chez un senior, la brèche doit nécessairement être comblée par un tiers. Une relation sociale naît avec des implications pour deux parties, le senior et son aidant.
Le paradoxe est que si la dépendance est masquée par le plafond de verre du concept autonomie, l’aidant informel (quasi toujours un membre de la famille) se trouve lui-même bloqué dans une posture inconfortable avec à la clé, souvent de gros soucis personnels. Le senior a choisi son autonomie à domicile mais le proche n’a, lui, rien choisi. Il subit parfois ce rôle à un moment inopportun pour lui (1).
Tout reste vaporeux dans ce type de relation d’aide. L’aidant est en effet écartelé dans un chantier multiple et contradictoire: le travail variable est désorganisé (2), les demandes du parent sont difficiles à satisfaire. Il y a peu d’empathie ou de reconnaissance du doyen aidé. A cela s’ajoutent des interactions quotidiennes avec l’aîné avec ses tensions inévitables, l’absence de but porteur ou de résultat personnel, le manque de reconnaissance sociale, la quasi-totale impossibilité d’échanger avec ses pairs sur ce vécu (non-compréhension ou non-écoute du problème par les amis), le manque de disponibilité et l’isolement, l’épuisement enfin. Pour l’aidant, s’y ajoute encore une dissonance émotionnelle (3): c’est-à-dire une discordance entre son ressenti personnel et ce qu’il doit feindre ou filtrer de ses émotions en s’exprimant, au nom de la pression sociale (4).
Pour l’aidant informel, sont réunies toutes les conditions d’un mal-être, d’une déstabilisation de sa vie personnelle, d’un burnout, de crises de couple même (5).
Or, cette aide ne sera jamais ponctuelle! Elle s’inscrit dans de longues durées, qui peuvent se cumuler. Plus de la moitié des aidants viennent en aide au minimum 5 ans mais des durées de 10, 20 ans d’accompagnement sont courantes. Ce qui devait être une petite aide temporaire devient permanent et ne s’éteint qu’au décès de la personne aidée (6).
Lors de mes rencontres dans les maisons de repos, j’ai souvent entendu des pensionnaires, conscients des restrictions de liberté qu’implique une telle prise en charge d’aîné, m’expliquer leur choix de vie par leur souci de ne pas infliger à leurs enfants cette charge qu’ils avaient eux-mêmes effectuées pour des parents.
Vu l’allongement de la durée de vie, par souci d’économies à réaliser, nos décideurs politiques privilégient maintenant l’axe du vieillir à domicile, avec évidemment le transfert de la responsabilité et de la charge des soins à la sphère privée ou aux membres de la famille.
L A C Lugano Arte et Cultura.
L’autonomie ? Ma sphère ? Vraiment ?
Je n’exclus donc pas chez nous un « choc argenté » concernant la position des aînés et l’engagement des aidants familiaux, crise similaire à celle du Japon, et qui s’éloigne de la dignité humaine prônée partout !
Le temps est venu de proposer d’autres réflexions. Il y a urgence au niveau de la société mais aussi pour chaque futur senior de regarder en face les défis inhérents à cette nouvelle tendance «d’autonomie à domicile ».
- Il existe un profond déséquilibre économique entre les générations. On se garde bien d’en parler. En outre, les jeunes et seniors ont des conceptions divergentes sur la manière de rester autonome. Pour les plus jeunes, l’autonomie est d’abord une question financière et chez les seniors, l’autonomie est d’abord liée à leur santé. Demander aux plus jeunes qui ont moins de pouvoir économique que leurs aînés d’assurer au long terme une solidarité familiale intergénérationnelle me paraît un fameux pari de société. Même si les services sociaux sont renforcés et s’il y a une réelle base affective entre les parties avec de la tolérance, l’aide prolongée suscitera inévitablement des conflits. Pensez-vous que les plus jeunes accepteront d’être sous le joug de seniors argentés ou non d’ailleurs ?
- Certains aidants familiaux se trouvent déjà dans de nouvelles structures familiales moins favorables à l’engagement en raison de leur configuration: famille monoparentale ou famille recomposées.
- On demande maintenant à tous les travailleurs d’allonger leur carrière professionnelle. Les aidants actuels doivent souvent concilier plusieurs fronts, une activité professionnelle, l’accompagnement d’une personne âgée dépendante, les relations avec leurs enfants et la garde des petits-enfants. Doivent-ils être des « wonderseniors » aidants ? L’augmentation du taux d’emploi des seniors ne va-t-elle pas contribuer à une diminution de l’aide informelle?
- La dépendance a ses aspects particuliers mais la solitude est la grande source de souffrance des seniors à domicile, contexte que leur maintien à domicile va renforcer.
Comment combler le désert affectif ?
Quelles initiatives pour recréer des liens?
Les petits-enfants? On sait que les relations se distendent avec les grands-parents dépendants au fur et à mesure que croît la dépendance, le lien restant «porté» et «soutenu» par leurs parents « aidants ».
Les amis seniors? Dans l’environnement affectif, les relations amicales ont certes pris de plus en plus de place au sein des familles mais restent fragiles et moins durables (7).
Les bénévoles? L’aide de bénévoles se raréfie déjà sur le terrain.
- De plus en plus, les personnes limitent à des périodes déterminées (1, 3, 5 ans) la durée de leurs engagements individuels bénévoles à des organisations humanitaires. La raison en est que dans nos sociétés individualistes et marchandes, participer à des causes humanitaires, consacrer son temps et donner de soi aux autres est aujourd’hui vu comme un épanouissement personnel mais aussi comme une source d’aliénation (8) et de dépendance ! C’est là que git le dernier défi qui dérive du paradoxe de l’autonomie des seniors: l’autonomie, en ce qu’elle rejoint les droits fondamentaux de la personne proclamés dans les diverses déclarations des droits de l’homme, appartient à chacun et donc aussi à cet aidant familial. Dans la relation d’aide aux aînés, cette autonomie de la personne dévouée devrait donc être préservée de manière égalitaire.
Ces défis nouveaux de l’accompagnement des seniors dépendants sont liés à la fois au plafond de verre de l’autonomie (9) et à l’évolution de la société. Ils ne sont quasi jamais évoqués dans les projets actuels de société.
Trop dérangeants ?
1. Un cas vécu avec un couple d’octogénaires. Le mari s’était fracturé la hanche et l’épouse montrait les premiers signes de la maladie d’Alzheimer. « Leur fille qui travaillait devait s’occuper d’eux à domicile » ont-ils déclaré et maintenu auprès du médecin hospitalier qui prévoyait un séjour dans un centre de revalidation. Leur fille accompagnait à cette période même son mari dans son traitement de chimiothérapie…
2. La planification et l’organisation des tâches sont d’ailleurs les premiers travaux des équipes professionnelles sociales qui se rendent au domicile du senior dépendant ayant fait appel à elles.
3. Abraham, R. 1998. Emotional dissonance in organizations: A conceptualization of consequences, mediators andmoderators. Leadership & Organization Development Journal 19 (3), p. 137–146.
4. Un exemple banal ? « Ma fille vient boire son café après son travail » dit Nadine à tous ses voisins. En fait, sa fille vient préparer chaque jour le souper et donner les médicaments de Nadine qui ne les reconnaît plus.
Un “bon” enfant se doit de faire passer ses propres émotions au second plan, et la plupart du temps sans en avoir conscience, afin de maintenir un climat positif pour son aîné, en conformité avec les sentiments attendus et en vigueur dans notre environnement social.
5. Je connais deux cas de rupture de couples où l’aide prolongée de la femme à ses parents a été l’elément majeur de la rupture des couples.
6. …Quand ce n’est pas l’aidant septuagénaire qui décède avant son parent!
7. Étonnamment, beaucoup de seniors ont tendance à peu s’impliquer dans la situation d’amis dépendants. Eux-mêmes peinent parfois pour satisfaire leurs propres besoins et un sentiment d’urgence les inclinent à profiter encore des bonnes choses de la vie.
8. « Situation de quelqu’un qui est dépossédé de son être essentiel ».
9. Si les choses sont clarifiées et la dépendance reconnue par le senior, un pan des problèmes est déjà résolu pour l’aidant qui voit au moins son travail balisé et reconnu.